POSTCHRIST
Vous souhaitez réagir à ce message ? Créez un compte en quelques clics ou connectez-vous pour continuer.
Le Deal du moment : -17%
(Black Friday) Apple watch Apple SE GPS + Cellular ...
Voir le deal
249 €

Les dangers de la sagesse

3 participants

Aller en bas

Les dangers de la sagesse Empty Les dangers de la sagesse

Message par Necrowarrior Jeu 13 Oct 2005 - 20:08

Émile-Michel CIORAN

Les dangers de la sagesse







Si, parmi les facteurs de stérilité, la sagesse vient en tête, c'est parce qu'elle s'emploie à nous réconcilier avec le monde et avec nous-mêmes;
elle est le plus grand malheur qui puisse s'abattre sur nos ambitions et nos talents, elle les assagit, autant dire qu'elle les tue. [...] Avons-nous attenté à nos désirs, brimé et étouffé nos attaches et nos passions ? Nous maudirons ceux qui nous y ont encouragé, en premier lieu le sage en nous, notre plus redoutable ennemi, coupable de nous avoir guéri de tout sans nous avoir ôté le regret de rien. Le désarroi est sans limite de celui qui soupire après ses emballements d'autrefois et qui, inconsolé d'en avoir triomphé, se voit succomber au poison de la quiétude. [...]

Avancer dans le détachement, c'est nous priver de toutes nos raisons d'agir, c'est, en perdant le bénéfice de nos défauts et de nos vices, sombrer dans cet état qui a nom cafard - absence consécutive à l'évanouissement de nos appétits, anxiété dégénérée en indifférence, engouffrement dans la neutralité. Nous sommes au cœur de l'indifférencié, de l'Un, morne et sans faille, où, à la place de l'illusion, s'étale une illumination prostrée, dans laquelle tout nous est révélé, mais cette révélation nous est si contraire que nous ne songeons qu'à l'oublier. Avec ce qu'il sait, avec ce qu'il connaît, nul ne peut aller de l'avant, l'homme de cafard moins que personne;
il vit au milieu d'une lourde irréalité : la non-existence des choses lui pèse. Pour s'accomplir, pour respirer seulement, il lui faudra s'affranchir de sa science. C'est ainsi qu'il conçoit le salut par le non-savoir. Il n'y accédera qu'en s'acharnant contre l'esprit de désintéressement et d'objectivité. Un jugement « subjectif », partial, mal fondé constitue une source de dynamisme : au niveau de l'acte, le faux seul est chargé de réalité - mais quand nous sommes condamnés à une vue exacte de nous-mêmes et du monde, à quoi adhérer, et sur quoi se prononcer encore ? Il y avait un fou en nous;
le sage l'en a chassé. Avec lui s'en est allé ce que nous possédions de plus précieux, ce qui nous faisait accepter les apparence sans avoir à pratiquer à tout bout de champ cette discrimination entre le réel et l'illusoire. Il donnait du piquant à l'existence, il était l'existence. Maintenant, nul intérêt, nul point d'appui. Le véritable vertige, c'est l'absence de la folie. [...]

Tout ce qui chatoie à la surface du monde, tout ce qu'on y qualifie d'intéressant, est fruit d'ivresse et d'ignorance. A peine sommes-nous dégrisés, que nous ne distinguons partout que ressassement et désolation. La Vie elle-même y est exposée dès qu'elle ralentit son allure et que se calme la frénésie qui la soutient et l'anime. Qu'est-elle, en dernier ressort, sinon un phénomène de rage ? Rage bénie, à laquelle il importe de se livrer. Dès qu'elle nous saisit, nos impulsions inassouvies se réveillent : plus elles furent réfrénées, plus elles se déchaînent. Malgré ses côtés affligeants, le spectacle que nous offrons alors prouve que nous réintégrons notre vraie condition, notre nature, fût-elle méprisable et même odieuse. Il vaut mieux être abject sans effort que « noble » par imitation ou persuasion. Un vice inné étant préférable à une vertu acquise, on ressent nécessairement de la gêne devant ceux qui ne s'acceptent pas, devant le moine, le prophète, le philanthrope, l'avare qui s'astreint à la dépense, l'ambitieux à la résignation, l'arrogant à la prévenance, devant tous ceux qui se surveillent, sans en excepter le sage, l'homme qui se contrôle et se contraint, et n'est jamais lui-même. [...]

Il n'est pas de livre édifiant ni même cynique où l'on n'insiste sur les méfaits de la colère, cette performance, cette gloire de la rage. Quand le sang afflue au cerveau et que nous commençons à trembler, en un instant. s'annule l'effet de jours et de jours de méditation. Rien de plus ridicule et de plus dégradant qu'un tel accès, inévitablement disproportionné à la cause qui l'a déclenché;
cependant l'accès passé, nous en oublions le prétexte, tandis qu'une fureur rentrée nous travaille jusqu'à notre dernier soupir. Pénible autant que nécessaire, la colère nous empêche de tomber en proie à des obsessions et nous épargne le risque de complications sérieuses : c'est une crise de démence qui nous préserve de la démence. Tant que nous pouvons compter sur elle, sur son apparition régulière, notre équilibre est assuré, de même que notre honte. Dans la colère, on se sent vivre;
comme malheureusement elle ne dure pas longtemps, il faut se résigner à ses sous-produits, qui vont de la médisance à la calomnie, et qui, de toute façon, offrent plus de ressources que le mépris, trop débile, trop abstrait, sans chaleur ni souffle, et inapte à procurer le moindre bien-être;
quand on s'en détourne, on découvre avec émerveillement la volupté qu'il y a à noircir les autres. On est enfin de plain-pied avec eux, on lutte, on n'est plus seul. L'homme étant un animal fielleux, toute opinion qu'il émet sur ses semblables participe du dénigrement. Non qu'il ne puisse en dire du bien;
mais il y éprouve une sensation de plaisir et de force sensiblement moindre que lorsqu'il en dit du mal. S'il les rabaisse et les exécute, ce n'est donc pas tant pour leur nuire, que pour sauvegarder ses restes de colère, ses restes de vitalité, pour échapper aux effets débilitants qu'entraîne une longue pratique du mépris.

Le calomniateur n'est pas le seul à tirer profit de la calomnie;
elle sert autant, sinon plus, au calomnié, à condition toutefois qu'il la ressente vivement. Elle lui donne alors une vigueur insoupçonnée, aussi profitable à ses idées qu'à se muscles : elle l'incite à haïr;
or la haine n'est pas un sentiment mais une puissance, un facteur de diversité, qui fait prospérer les êtres aux dépens de l'être. Quiconque aime son statut d'individu doit rechercher toutes les occasions où il est obligé de haïr;
la calomnie étant la meilleure, s'en estimer victime, c'est user d'une expression impropre, c'est méconnaître les avantages qu'on en peut retirer. Le mal qu'on dit de nous, comme le mal qu'on nous fait, ne vaut que s'il nous blesse, s'il nous fouette et nous réveille. Avons-nous la malchance d'y être insensibles ? Nous tombons dans un état d'invulnérabilité désastreux, nous perdons les privilèges inhérents aux coups des hommes. Ceux qui cèdent à leurs émotions ou à leurs caprices, ceux qui s'emportent à longueur de journée sont à l'abri de troubles graves. (La psychanalyse ne compte qu'auprès des Anglo-Saxons et des Scandinaves, qui ont le malheur d'avoir de la tenue;
elle n'intrigue guère les peuples latins.) Pour être normaux, pour nous conserver en bonne santé, nous ne devrions pas nous modeler sur le sage mais sur l'enfant, nous rouler par terre et pleurer toutes les fois que nous en avons envie. Quoi de plus lamentable que de le vouloir et de ne pas l'oser ? Pour avoir désappris les larmes, nous sommes sans ressources. Dans l'Antiquité, on pleurait;
de même au Moyen Age ou pendant le Grand Siècle (le roi s'y entendait bien, à en croire Saint-Simon). Depuis, l'intermède romantique mis à part, on a jeté le discrédit sur l'un des remèdes les plus efficaces que l'homme ait jamais possédés. S'agit-il d'une défaveur passagère ou d'une nouvelle conception de l'honneur ? Ce qui paraît sûr, c'est que toute une partie des infirmités qui nous harcèlent, tous ces maux diffus, insidieux, indépistables, viennent de l'obligation où nous sommes de ne pas extérioriser nos fureurs ou nos afflictions. Et de ne pas nous laisser aller à nos plus anciens instincts.

[...] Nous devrions avoir la faculté de hurler un quart d'heure par jour au moins ;
il faudrait même que l'on créât à cette fin des hurloirs. « La parole, objectera-t-on, n'allège-t-elle pas suffisamment ? Pourquoi revenir à des usages si révolus ? » Conventionnelle par définition, étrangère à nos exigences impérieuses, la parole est vide, exténuée, sans contact avec nos profondeurs : il n'en est aucune qui en émane ni qui y descende. Si, au début, au moment où elle fit son apparition, elle pouvait servir, il en va différemment aujourd'hui : pas une seule, même pas celles qui furent transfigurées en jurons, ne contient la moindre vertu tonique. Elle se survit : longue et pitoyable désuétude. Le principe d'anémie qu'elle recèle, nous continuons néanmoins à en subir l'influence nocive. Mode d'expression du sang, le hurlement, en revanche, nous soulève, nous fortifie, et quelquefois nous guérit. Quand nous avons le bonheur de nous y adonner, nous nous sentons d'emblée à proximité de nos lointains ancêtres, qui devaient dans leurs cavernes rugir sans cesse, tous, y compris ceux qui en barbouillaient les parois. A l'antipode de ces temps heureux, nous sommes réduits à vivre dans une société si mal organisée que l'unique endroit où l'on puisse hurler impunément est l'asile d'aliénés. Ainsi nous est défendue la seule méthode que nous ayons de nous débarrasser de l'horreur des autres et de l'horreur de nous-mêmes. S'il y avait du moins des livres de consolation ! Il en existe très peu, pour la raison qu'il n'y a pas de consolation et ne saurait y en avoir, tant qu'on ne secoue pas les chaînes de la lucidité et de la décence. L'homme qui se contient, qui se domine en toute rencontre, l'homme « distingué » en somme est virtuellement un détraqué. Il en est de même de quiconque « souffre en silence ». Si nous tenons à un minimum d'équilibre, remettons-nous au cri, ne perdons aucune occasion de nous y jeter et d'en proclamer l'urgence. La rage nous y aidera d'ailleurs, elle qui procède du fond même de la vie.

E.M. CIORAN, La chute dans le temps, 1964



http://www.site-magister.com/prepas/page3e.htm
Necrowarrior
Necrowarrior
Légat de légion
Légat de légion

Messages : 3892
Date d'inscription : 30/03/2004
Localisation : BZH

Revenir en haut Aller en bas

Les dangers de la sagesse Empty Re: Les dangers de la sagesse

Message par  Ven 14 Oct 2005 - 20:04

Ah tiens, il y a peu je relisais "de l'inconvénient d'être né", et là je me refais des morceaux de "sur les cimes du désespoir", c'est tellement mieux que Houellebecq ;
)




(mais pourquoi pas plutot en littérature ?)
avatar


Revenir en haut Aller en bas

Les dangers de la sagesse Empty Re: Les dangers de la sagesse

Message par  Dim 30 Oct 2005 - 20:17

Je n'ai jamais rien lu de Cioran, mais voilà ce que m'inspire ce texte.

Il est clair que le rapport entre animalité et rationnalité est essentiel dans toute anthropologie et constitue en oûtre un thème idéologique saillant dans le metal. Et dans des films comme Fight Club et American Beauty.

D'un côté on ne peut que constater avec "les progrès de la civilisation" une rationnalisation toujours plus grande de l'homme. Cependant nous sommes à la fin de cette rationnalisation et le texte de Cioran en témoigne. L'homme a besoin de redécouvrir ses instincts, de se sentir à nouveau plus en phase avec sa nature profonde, il veut accepter d'être double (une part obscure et une part lumineuse) et il atendance à considérer cela non plus comme un malheur mais comme une richesse. Voir à ce sujet les références au sociologue Maffesoli dans le n°88 de la revue Sociétés consacré à "la religion metal". Maffesoli parle de Régrédience comme un "retour aux formes archaïques que l'on avait cru dépassées". La régrédience renvoie à l'animalité et au primitif qui structure l'homme (p. 46). Et il est alors facile d'appliquer cette grille de lecture à des expressions musicales contemporaines dont le metal: "un groupe social à la fois éminemment moderne et archaïque, c'est-à-dire POSTMODERNE, Michel Maffesoli définissant ce concept comme étant "la synergie de l'archaïsme et du développement technologique" (p.123).

Comment situer l'anthropologie chrétienne dans ce débat? Les Pensées de Pascal peuvent être une bonne référence avec le célèbre "Qui veut faire l'ange fait la bête". Notre société est la vérification concrète de cet adage: trop de rationnalité fait retourner l'homme à l'animalité. Pensons aussi à l'adage scholastique: "In medio stat virtus". La vertu se tient au milieu, et non pas dans les attitudes extrêmes: pure animalité ou pure rationnalité, tout simplement parce que l'homme est un animal rationnel, un être fait d'une âme et d'un corps.

Le christianisme ne saurait se résumer au détachement et au renoncement pour eux-mêmes. Il n'est pas le stoïcisme ou le bouddhisme. Le désir y a sa place. Selon Pascal, "ce que les stoïques proposent est si difficile et si vain. Les stoïques posent: tous ceux qui ne sont point au haut degré de sagesse sont également fous, et vicieux, comme ceux qui sont à deux doigts dans l'eau (sous-entendu: n'en meurent pas moins noyés)". Pour Pascal l'homme est incompréhensible à lui-même sans la doctrine révélée du péché originel. Ce que Cioran appelle notre nature n'est en fait que notre nature dans un état de déchéance. Tout le christianisme annonce Jésus comme Sauveur parce qu'il vient justement nous redonner notre dignité perdue par son divin amour. Si l'on ne tient pas compte de cela, alors suivre notre nature équivaut à une réduction de l'homme à l'animalité. Et pour un animal ce qui compte c'est survivre, pas la vérité et la bonté. En toutes choses il nous faut donc trouver le juste milieu et tenir les deux termes ensemble: Animal rationnel. Que l'homme ait besoin de se défouler, c'est normal, il honore par là son animalité. Simplement en tant que rationnel il peut le faire tout en respectant son prochain et une certaine idée du bien et de la vérité. Le metal, le sport et tant d'autres choses sont des moyens SAINS de se défouler et d'honorer l'animalité qui est en nous. La réflexion sur le hurlement peut bien sûr s'appliquer au metal. Par contre je ne peux suivre Cioran sur la colère et la médisance. Ces défoulements sont nuisibles non seulement pour autrui, cela nous stresse qu'on le veuille ou non, mais d'abord pour celui qui en est l'auteur. Si la médisance peut fortifier certains (les forts!) elle peut en détruire d'autres (les faibles!). Idem pour la colère. Alors je pense qu'une animalité maîtrisée est l'idéal ainsi que la condition de toute société et de toute civilisation. Si l'on suivait Cioran à la lettre (suis ton instinct animal peu importe le reste) ce serait la fin de la civilisation. Les jeunes beurs de nos banlieues appliquent depuis bien longtemps les conseils de Cioran et on voit ce que donne un homme dénué de sagesse, de maîtrise et de prise de distance par rapport aux événements. Il est facile d'écrire de belles phrases, encore faut-il vérifier dans les faits leur praticabilité.
avatar


Revenir en haut Aller en bas

Les dangers de la sagesse Empty Re: Les dangers de la sagesse

Message par  Dim 30 Oct 2005 - 21:17

Ah Cioran le philosophe des métalleux et des goths qui se documentent un peu...

Qu'est-ce que le metal est bourré de clichés tout de même : cliché vestimentaire, littéraire (Z Brite, Anne Rice), philosophique (Nietzsche, Cioran)...

D'autres philosophes existent sur la planète au fait ! ;
)




Bien content que ce cher PTL se pourlèche des thèses de mon directeur, ce grand M. Maffesoli ! , référence de la Nouvelle Droite soit dit en passant pour ceux qui pensent que j'évolue dans un milieu de gauchistes parisiens :mrgreen: >
>
précision, Maffesoli est pourtant apolitique. ;
)
avatar


Revenir en haut Aller en bas

Les dangers de la sagesse Empty Re: Les dangers de la sagesse

Message par  Lun 31 Oct 2005 - 0:16

Cioran est un peu plus que le philosophe des goths et des métalleux "qui se documentent un peu " . La BNF avait fait une exposition sur lui , il y a quelques mois .
avatar


Revenir en haut Aller en bas

Les dangers de la sagesse Empty Re: Les dangers de la sagesse

Message par  Lun 31 Oct 2005 - 12:03

geminy a écrit:Cioran est un peu plus que le philosophe des goths et des métalleux "qui se documentent un peu " . La BNF avait fait une exposition sur lui , il y a quelques mois .


Bien sûr, je disais cela pour mettre en exergue que la culture metal/goth tourne un peu en rond. ;
)
avatar


Revenir en haut Aller en bas

Les dangers de la sagesse Empty Re: Les dangers de la sagesse

Message par Deugmartre Lun 31 Oct 2005 - 19:12

pour mettre en exergue que la culture metal/goth tourne un peu en rond




EUh oui bon... C'est quant même une culture très riche mais qui forcément ne peut pas partir dans tout les sens. Il est normal que les métalleux ont souvant des points communs...
Deugmartre
Deugmartre
Légat de légion
Légat de légion

Messages : 2535
Date d'inscription : 28/06/2004

Revenir en haut Aller en bas

Les dangers de la sagesse Empty Re: Les dangers de la sagesse

Message par  Lun 31 Oct 2005 - 20:37

Une culture très riche?
avatar


Revenir en haut Aller en bas

Les dangers de la sagesse Empty Re: Les dangers de la sagesse

Message par Contenu sponsorisé


Contenu sponsorisé


Revenir en haut Aller en bas

Revenir en haut


 
Permission de ce forum:
Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum