Le trésor des tsars
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Le trésor des tsars
Le jeu de piste commence au 5e étage, dans la salle des fonds secrets. C'est là que sont conservés depuis plus de sept décennies les télégrammes, rapports et autres ordres de mission confisqués par les « rouges » après la cuisante défaite infligée à leurs adversaires, les généraux de l'armée tsariste. Au milieu d'une multitude d'oukases sur le budget, la question agraire ou l'armée, un dossier évoque le fameux « train d'or » avec lequel avait tenté de fuir l'amiral Koltchak, le commandant en chef de l'armée blanche, l'ennemi juré de Lénine durant la guerre civile.
Pour l'historien Vladen Sirotkine, l'enjeu se compte en tonnes d'or. Car ce qui est ici en question n'est rien moins que l'immense fortune de la Russie tsariste. Un magot dispersé ou dilapidé, tant par les bolcheviques que par les « blancs ».
L'histoire commence en 1918, lorsque Lénine « nationalise » la totalité des biens russes et étrangers. D'un seul décret, tous les comptes en devises étrangères sont gelés, et les dettes des gouvernements précédents annulées d'un trait de plume. Les réserves d'or et de pierres précieuses, les joyaux de la couronne et le trésor de l'Eglise orthodoxe sont envoyés, sous la plus stricte surveillance, en partie à Nijni Novgorod, en partie à Kazan.
C'est à cet instant que débute la plus formidable épopée financière qu'ait connue la Russie. En août 1918, les sociaux-révolutionnaires, puis l'armée blanche commandée par l'amiral Koltchak, s'emparent de Kazan et, par conséquent, du trésor qui y est conservé. Dès lors, le trésor de la Russie tsariste est scindé en deux, puisque les « rouges » ont préservé les réserves de Nijni Novgorod.
Dans le déchirement de la guerre civile, chacun des deux camps nourrit évidemment l'espoir d'échanger son butin contre la reconnaissance diplomatique de puissances étrangères, quelques armes et une poignée de munitions. En l'espace de quelques mois seulement, la Russie, rouge et blanche, va ainsi dilapider près des deux tiers de ses réserves d'or.
Si les « blancs », basés en Sibérie, préfèrent se tourner vers le Japon, les « rouges » fondent leurs espoirs sur l'Europe. Le 27 août 1918, les bolcheviks signent avec l'Allemagne une clause secrète au traité de Brest- Litovsk. Secrète parce que financière. En échange du soutien militaire allemand, Lénine accepte d'envoyer en Allemagne quatre « trains d'or », soit 250 tonnes de métal jaune. Pour les bolcheviques, la période est critique. Les alliés qui soutiennent les « blancs » viennent, en effet, de s'emparer de la ville d'Arkhangelsk et menacent de prendre le dessus si on ne leur oppose pas une puissance de feu importante. Les 10 et 30 septembre 1918, les « rouges » envoient deux premiers chargements en Allemagne, soit 93,5 tonnes d'or, en lingots et pièces de monnaie, estimées à l'époque à près de 121 millions de roubles-or, soit 8 milliards de nos francs contemporains (1 rouble-or est aujourd'hui coté 11,3 dollars).
Ironie de l'Histoire, c'est la puissance allemande qui va bientôt faire long feu. Deux mois plus tard, en novembre 1918, la France profite de la capitulation du Kaiser pour « confisquer » l'or. Acte d'ailleurs consigné dans l'article 259 du traité de Versailles. C'est là que l'actualité rejoint l'Histoire : si l'on en croit l'historien Vladen Sirotkine, la France, plus exactement, la Banque de France, serait toujours en possession de cet or que le traité de Versailles assure « confisqué à titre provisoire ».
C'est précisément sur cette formulation que la Russie de 1994 fonde sa revendication. Puisqu'en 1918 Paris reconnaissait disposer de cet or et se disait prêt à s'en séparer le moment venu, les lobbies financiers russes insistent aujourd'hui pour que le Kremlin le récupère.
Inutile d'évoquer le litige sur l'emprunt russe ou le remboursement de la dette contractée par les tsars, Moscou rétorque aussitôt que la France doit l'équivalent de 93,5 tonnes d'or ou 8 milliards de francs. Sans compter, souligne-t-on, les intérêts calculés sur soixante-dix ans et les 22,5 millions de francs-or que la Russie aurait envoyés à Paris dans les années 1914 à1917 pour des achats d'armes et de munitions qu'elle attend encore...
En 1990, Mikhaïl Gorbatchev et François Mitterrand signent à Paris un accord de coopération franco-soviétique qui traite notamment des contentieux financiers. Immédiatement, les Français créent la Société nationale des propriétaires d'emprunts russes et collectent 300 000 signatures, dont celle d'une centaine de députés.
C'est cet important soutien qui permet au président de la Société, Gérald de Dreux-Brézé, de réclamer, en juin 1994, 160 milliards de francs, l'équivalent de la dette contractée par le régime tsariste entre 1880 et 1917. En moins de quarante ans, les Français ont acheté en masse près de 30 millions de bons, ces fameux « emprunts russes » qui ont touché presque toutes les familles de l'Hexagone. A l'époque, l'amitié entre la France et la Russie ne semble pas faire le moindre doute et beaucoup pensent sincèrement aider à la construction des chemins de fer en Russie. Projet ambitieux, dont l'importance n'aura d'égale que la stupéfaction des petits porteurs à l'annonce du refus bolchevique d'honorer les dettes de la Russie tsariste.
Le 7 février 1992, Boris Eltsine et François Mitterrand ratifient le texte signé deux ans plus tôt. Trop pressée d'être reconnue par les nations occidentales, la Russie accepte l'héritage de l'Union soviétique. Mais oublie celui de la Russie tsariste. Subtilité juridique qui lui interdit aujourd'hui de réclamer ce qu'elle considère comme son dû...
Car les pays concernés se sont évidemment réfugiés derrière des subtilités juridiques, qu'il s'agisse de l'or déposé par Lénine ou de celui confié en dépôt par les généraux de l'armée blanche. Ainsi la justice japonaise a-t-elle déjà refusé d'entendre les descendants des généraux blancs, en arguant de la rupture historique et de la notion d'Etat. Comment des biens confiés par un gouvernement pourraient-ils être remis à des personnes privées ? Etre le fils d'un général de l'armée blanche ne suffit pas à justifier la restitution d'un tel magot.
Aujourd'hui, les Japonais craignent pourtant que leurs arguments fondés sur le bon sens ne suffisent pas à les préserver d'autres tracas judiciaires. Vingt caisses de lingots et de pièces d'or, remises par l'amiral Koltchak aux Japonais stationnés en Mandchourie, et quelque deux cents autres, remises à Port-Arthur par le cosaque Semionov, méritent, en effet, qu'on s'attelle au dossier.
Au-delà des querelles juridiques et stériles, la solution relève évidemment d'une décision politique. La première phase de la reconquête est déjà accomplie : s'appuyant sur des documents certifiés et vérifiés, les historiens ont d'ores et déjà reconstitué l'exact périple de cet or voyageur. La balle est aujourd'hui dans le camp du Kremlin. Car seul Boris Eltsine peut lancer la procédure.
Chargés de se pencher sur l'intérêt d'une telle démarche, les ministères russes - à l'exception des Affaires étrangères - ont estimé l'opération rentable pour Moscou. L'historien Vladen Sirotkine est même persuadé que, une fois déduit le montant de la dette tsariste, la France sera encore redevable à Moscou...
Pourtant, rien ne semble convaincre le Kremlin, qui persiste dans son silence et ne se résout pas à ouvrir une commission d'enquête. Prudence calculée ou politique de l'autruche ?
Brûlant d'impatience, beaucoup aiguisent aujourd'hui leurs arguments nationalistes. Car la dérive est proche. Sous la pression d'un nouvel électorat extrémiste, il se pourrait bien que Moscou décide d'agiter le spectre de ces caisses d'or oubliées pour mieux freiner certains dossiers douloureux. Ainsi, la presse souligne que les îles Kouriles ne devraient pas être « rendues » au Japon sans que l'or de Koltchak soit évoqué. Quant aux relations franco-russes, les mêmes conseillers préconisent de transformer les emprunts russes en or en usant de la même politique du donnant-donnant. Il s'agit probablement d'un chapitre de la dette de la France - pourtant déjà considérable - auquel n'avait sans doute pas pensé Nicolas Sarkozy.
Baalberith- Princeps Romanorum
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