Communisme

par Jeu 25 Aoû 2005 - 1:01

...L'hypothèse que je voudrais formuler est que ce sentiment relatif de vide n'a rien d'anecdotique, qu'il est, tout à l'inverse, structurellement lié à l'un des motifs les plus essentiels du monde laïque. Je dis « relatif » parce que j'ai conscience de son caractère fugitif : on peut vivre dans nos sociétés modernes, et malgré tout pas si mal, sans se poser jamais les questions fondamentales que j'évoque ici. On peut même y rencontrer des difficultés matérielles telles qu'elles conduisent, pour un temps au moins, à les reléguer au second plan. Certains les jugeront inutilement pathétiques, d'autres n'y verront qu'un luxe d'intellectuel. Pour les premiers suffit la sentence de Hegel, selon laquelle, lorsqu'on a « trouvé une femme et un métier, on en a fini avec les questions posées par la vie ». Pour les seconds, un bon projet politique nous sortirait d'affaire et viendrait mettre un terme salutaire à un malaise dont l'apparence métaphysique tient à l'absence de solutions concrètes.

Pourtant, je persiste à penser que l'idée, si souvent avancée, d'un vide momentané qu'un nouveau « grand dessein » viendrait bientôt combler, est superficielle. Dire que le marxisme était une religion de salut terrestre n'est sans doute pas faux. Et il est exact que les grandes utopies ont, pendant des décennies, donné du sens à la vie des individus - à ceux qui y croyaient, parce qu'ils y croyaient, comme à ceux qui les combattaient, parce qu'ils les combattaient. Chacun pouvait donc avoir ses objectifs et, par là, situer son action dans un cadre signifiant. Encore faut-il clairement percevoir en quoi les diverses variantes du communisme ne pouvaient offrir de sens qu'en vertu d'une authentique structure religieuse, aujourd'hui révolue : elles impliquaient, même dans leurs versions matérialistes les mieux sécularisées, l'idée d'un « Au-Delà » de la vie présente. Bien plus, elles concevaient cet Au-Delà de façon théologique, à la fois comme supérieur aux individus et inscrit dans un instant salvateur, celui de la révolution - équivalent laïc de la conversion. Elles conféraient une signification globale au projet militant d'un sacrifice de soi au nom d'une cause qui, pour être supposée matérielle, n'en était pas moins transcendante.

Malgré un athéisme de principe, le marxisme a su articuler cette transcendance absolue de l'idéal avec l'intimité ou l'immanence radicale de l'ici-bas. Le militant travaillait certes pour l'avenir, pour les générations futures, pour l'avènement de la société parfaite, du paradis sur terre, mais cette aspiration à l'au-delà s'incarnait dans une série de pratiques concrètes qui prétendaient donner une signification aux moindres détails de la vie terrestre. Par réciproque, les tâches quotidiennes les plus modestes, la vente d'une presse engagée à la sortie d'une usine ou l'organisation d'une réunion, s'enracinaient dans l'horizon immatériel d'un monde meilleur. Religion, religere, relier, dit-on souvent, selon une étymologie qui, pour être contestée, n'en est pas moins éloquente : c'est cette liai-son de l'ici et de l'ailleurs qui assurait aussi le lien entre les militants. La lecture des journaux était leur prière du matin. Ils pouvaient, quoi qu'il arrivât, y déceler ce fameux « sens de l'histoire » dont leur existence personnelle était, fût-ce à un modeste niveau, partie prenante.

C'est pour une large part dans ce réaménagement séculier du religieux que réside l'extraordinaire pouvoir de fascination qu'exerça durant un siècle et demi le communisme. Comment comprendre autrement que des dizaines, voire des centaines de millions d'hommes s'y soient jetés à corps perdu ? La religion est irremplaçable comme pourvoyeuse de sens. Et Dieu sait que du sens, il en fallait au lendemain des guerres mondiales. Au point qu'après la deuxième, le marxisme apparut finalement comme la seule doctrine d'envergure capable d'inscrire le non-sens absolu dans une vision optimiste de l'histoire et de faire face ainsi aux deux nouvelles incarnations du Diable : le nazisme et l'impérialisme colonial. Rétrospectivement, on voit mal, en effet, comment un intellectuel eût pu garder encore quelque confiance dans les valeurs de la démocratie libérale et de la «civilisation» européenne en 1945 ! Cela dit non pour légitimer, mais pour tenter de comprendre l'ampleur de l'illusion... et des désillusions qui allaient suivre.

C'est ce rapport au sens, de l'histoire mondiale comme de la vie personnelle, qui s'est évanoui sans que rien ne vienne le remplacer sur ce terrain. Et c'est par la laïcisation de notre univers qu'une doctrine encore en quelque façon religieuse allait s'effondrer en Occident avant que la Perestroïka ne vienne y mettre un terme dans le camp soviétique. Voilà pourquoi la fin du communisme implique un vide plus grand qu'on ne l'a dit, un vide qui ne saurait être comblé par une idéologie de substitution, à moins qu'elle ne possède les mêmes vertus théologiques. Mais c'est là que le bât blesse : les progrès de la laïcité, parallèles à ceux de l'individualisme, font de toute part obstacle au retour des dogmes et des arguments d'autorité. Avec l'effondrement du marxisme, ce ne sont pas seulement les idées politiques ayant animé la vie de millions d'individus qui se trouvent invalidées, mais bien toute vision théologique de la politique. Nous ne traversons pas un passage à vide, un repli provisoire sur la sphère privée, voué à être bientôt relayé par l'émergence d'un nouveau grand dessein, écologique ou autre. Mais de toute évidence, la crise est structurelle, « historiale » si l'on veut, c'est-à-dire liée à l'érosion que l'univers laïc et démocratique fait subir, sans exception, à toutes les formes de religiosité traditionnelles...

L.Ferry, L'homme-dieu